La deuxième édition des Matinales de l’esport parisien, organisée à la Maison de l’esport avec le soutien de la Ville de Paris, de la Région Île-de-France et du ministère des Sports, s’est penchée sur une thématique encore peu explorée : les enjeux géopolitiques de l’esport. Alors que les compétitions vidéoludiques attirent des millions de spectateurs et génèrent des milliards de revenus, elles dépassent largement le cadre du divertissement. L’esport devient un outil stratégique pour les États, un vecteur d’influence culturelle, diplomatique et économique. Plus qu’un loisir, l’esport apparaît désormais comme un miroir des tensions contemporaines, où se jouent à la fois influence, diplomatie et compétition pour l’hégémonie culturelle.
Olivier Mauco, président de l’Observatoire Européen des Jeux vidéo était présent aux côtés de Hannah Bellicha de l’Institut Français, et Sylvie Le Maux, présidente du groupe de travail e-sport au comité national olympique pour une table ronde animé par Nicolas Besombes, directeur adjoint de l’université Paris Cité et administrateur France Esport.
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L’esport comme levier de soft power et de hard power
Plusieurs pays ont compris le potentiel d’influence de ce nouvel espace. L’Arabie saoudite, la Chine ou encore la Corée du Sud investissent massivement pour accroître leur rayonnement international. Avec son programme « Vision 2030 », l’Arabie saoudite s’est imposée comme un acteur central, organisant déjà la Coupe des Nations d’esport en 2026 et les Jeux olympiques de l’esport prévus en 2027. Ces initiatives inscrivent l’esport dans une stratégie comparable à celle qui avait fait du sport traditionnel un instrument diplomatique majeur.
Pour les intervenants, l’esport incarne à la fois du soft power, en façonnant les imaginaires collectifs, et une forme de hard power, en raison de l’ampleur des investissements publics et privés mobilisés. Les États l’utilisent à double titre : à l’international, pour projeter une image dynamique et moderne, et en interne, pour mobiliser leurs jeunesses et renforcer la cohésion nationale. Les frontières entre virtuel et réel, imaginaire et matériel est de moins en moins pertinente pour penser les enjeux de pouvoir du jeu vidéo et du numérique, d’autant que les investissements se font sur des territoires, notamment les espaces de la pratique (stades, salons, événements locaux)
Les acteurs privés et le pouvoir des éditeurs
Le rôle des éditeurs de jeux occupe une place centrale dans ce nouvel équilibre. Tencent, Activision Blizzard ou Ubisoft, détenteurs de propriétés intellectuelles, fonctionnent presque comme des fédérations sportives mondiales. Ils contrôlent l’accès aux compétitions et disposent d’un pouvoir diplomatique considérable. Les tensions avec le Comité international olympique illustrent cette confrontation : là où le CIO revendique un siècle d’existence et un modèle fédéral, les éditeurs affichent des chiffres d’affaires largement supérieurs et imposent leurs propres logiques. Dès lors, pourquoi tenter de reproduire des schéma administratifs qui étaient nécessaires pour structurer et internationaliser des pratiques locales, quand le gaming est de facto globalisé, organisé en ligne et géré live ops par des éditeurs ?
Ce rapport de force est amplifié par la stratégie d’États comme l’Arabie saoudite, qui investissent simultanément dans les éditeurs, les équipes, les organisateurs de compétitions et les diffuseurs. Cette intégration verticale interroge l’intégrité compétitive : comment garantir l’équité d’une compétition organisée, financée et diffusée par un même acteur étatique ?
La France entre diplomatie culturelle et rayonnement économique
Face à ces dynamiques, la France tente de se positionner comme un acteur crédible. Son écosystème esportif est reconnu à l’international pour sa structuration et ses succès compétitifs. L’Institut français a intégré l’esport dans sa diplomatie culturelle, en soutenant la valorisation des savoir-faire nationaux et en accompagnant les structures émergentes sur la scène internationale. Cette diplomatie s’appuie sur trois axes : l’accompagnement des entreprises françaises lors des grands événements internationaux, la coopération avec des écosystèmes locaux, notamment en Afrique, et l’organisation d’animations ou de tournois destinés à toucher de nouveaux publics.
Des projets emblématiques, comme le bootcamp organisé en Corée du Sud entre l’équipe française Vitality et la structure sud-coréenne Gen.G, montrent la volonté de la France d’utiliser l’esport comme outil de dialogue culturel et diplomatique.
Un modèle économique sous tension
Sur le plan économique, l’esport souffre encore d’un modèle fragile. Longtemps dépendant de financements privés, de sponsors et de levées de fonds, il peine à atteindre une rentabilité structurelle. L’entrée massive de capitaux souverains, en particulier ceux de l’Arabie saoudite, bouleverse ce paysage. Si ces financements garantissent une croissance rapide, ils créent également une dépendance préoccupante. Les clubs et organisations se retrouvent pris dans une logique où la concentration des capitaux menace l’autonomie du secteur et favorise une mainmise étatique sur l’ensemble de la chaîne de valeur.
Le parallèle avec la financiarisation du football des années 2000 permet de saisir l’opportunité d’ouvrir au marché les clubs afin d’attirer des investissements, de basculer dans des modèles de rentabilités pérennes, et donc d’avoir un esport plus concurrentiel et moins concentré. Cependant, un telle stratégie pose la question de l’investissement privé en Europe avec ses contraintes et volumes plus limités.
La question des valeurs et de l’inclusion
L’un des points sensibles de la discussion a porté sur les valeurs véhiculées par l’esport. Contrairement au sport olympique, il ne s’est pas constitué autour d’un corpus de valeurs universelles. Celles-ci sont construites par ses acteurs, qu’il s’agisse des éditeurs, des clubs ou des organisateurs de compétitions. On retrouve des valeurs partagées avec le sport traditionnel — amitié, respect, excellence —, mais également des enjeux spécifiques : inclusion numérique, diversité et parité.
Plusieurs initiatives ont été évoquées, comme l’organisation de tournois exclusivement féminins en Afrique ou encore le projet « Radiance » en Belgique, qui visait à valoriser la place des femmes dans l’esport. Ces démarches s’inscrivent dans une stratégie plus large visant à rendre le secteur plus représentatif de la réalité vidéoludique, où la pratique est en réalité paritaire, mais où les compétitions restent majoritairement masculines.
L’esport est aussi une pratique qui est aujourd’hui genrée, avec des leagues séparées homes/femmes, ce qui est plutôt étonnant et difficile à justifier côté performance, et incohérent et vue la féminisation forte de la pratique du jeu vidéo. Cela pourrait être l’occasion de dépasser les reproductions de modèles sportifs du XXème siècle.
Entre institutionnalisation et contestation
Enfin, la table ronde a interrogé le processus d’institutionnalisation de l’esport. Né comme une pratique autonome des joueurs, il est aujourd’hui rattrapé par les logiques fédérales et olympiques. Cette normalisation soulève des tensions : faut-il adopter un modèle pyramidal, à l’image du sport, ou inventer un modèle alternatif plus proche de la culture numérique et communautaire ? Là encore l’ingénerie institutionnelle et organisationnelle est complexe car des nombreux acteurs issus de mondes divers doivent apprendre à se comprendre avant de pouvoir décider.
Si l’institutionnalisation risque de brider certaines libertés, l’esport reste aussi un espace potentiel de contestation. Des exemples, comme celui du joueur hongkongais « Blitzchung », rappellent que les compétitions sont des tribunes visibles à l’échelle mondiale, où les individus peuvent encore exprimer leurs désaccords, malgré les tentatives de contrôle.
Enfin, la sportification des passe-temps, processus de civilisation majeur trouve avec l’esport une nouvelle forme : n’oublions pas que le esport est né durant les débats autour de la présupposée violence des jeux vidéo. Est-ce que fraguer est tuer ? Le choix des jeux esport à médiatiser, notamment pour le CIO est crucial. Le récent rachat de EA laisse ouvert la possibilité de streamer des parties de foot ou de FPS, assurant à l’Arabie Saoudite d’avoir des contenus compatibles pour ses e-JO27.
Conclusion
À travers cette table ronde, une évidence se dessine : l’esport est devenu un nouveau terrain d’affrontement symbolique et diplomatique. Il concentre des enjeux culturels, économiques et politiques de premier ordre. L’Arabie saoudite, la Chine et la Corée du Sud redessinent déjà la carte mondiale de l’esport par leurs investissements stratégiques, tandis que l’Europe et les États-Unis cherchent à se repositionner. La France, forte d’un écosystème reconnu, dispose d’atouts pour peser dans cette nouvelle géopolitique, à condition de relever les défis de financement et de structuration, en s’appuyant avec ses partenaires européens assez absent des échanges.