Depuis plusieurs décennies, le jeu vidéo s’est imposé comme une pratique culturelle de masse, touchant désormais toutes les générations. Pourtant, derrière cette popularité globale, les études récentes de la Commission européenne montrent une segmentation claire des publics et des usages, et définissent trois grandes dynamiques qui traversent le gaming européen : d’un côté, le jeu « classique » centré sur les jeunes adultes, de l’autre, le « game as a platform » investi par les plus jeunes d’entre eux, et enfin, l’essor du jeu mobile qui domine désormais le marché.

L’Observatoire européen des jeux vidéo propose une synthèse croisée des deux derniers rapports de la Commission européenne autour d’une enquête menées auprès de 55,746 européens :

Le gamer est un jeune adulte

Les 18-30 ans constituent aujourd’hui le noyau dur du public des jeux vidéo. Selon l’enquête européenne sur les comportements des audiences, ils jouent plus fréquemment et surtout sur une plus grande variété de supports que le reste de la population : 36 % d’entre eux pratiquent régulièrement les jeux en ligne sur PC, 34 % sur consoles de salon et près d’un sur cinq sur consoles portables

Leur rapport économique au jeu est également distinct. 44 % des jeunes adultes déclarent avoir dépensé de l’argent pour des jeux au cours des six derniers mois, contre 35 % seulement pour la population générale

Cette propension plus forte à payer traduit une implication plus soutenue dans le marché « classique » : achats de jeux complets, abonnements à des services comme le Xbox Game Pass ou encore microtransactions dans des titres compétitifs. A noter, que plus le niveau de vie est élevé plus la pratique est régulière : les joueurs quotidiens sont ceux avec le plus haut niveau de revenus. 

Ces premiers chiffres, qui mériteraient d’être affinés avec une étude plus socio-démographique et sociologique, dessinent un portrait robot du gamer aux antipodes des stéréotypes : éduqué, cultivé, s’intéressant aux autres industries. Nous notons à la marge que cette donnée explique pour partie la politisation grandissante des discours autour du gaming, car c’est cette tranche d’âge qui est aussi la plus engagée en ligne.

 

Le « game as a platform » : l’univers des plus vingtenaires

À côté du marché « classique » tourné vers les jeunes adultes, une autre dynamique structure désormais l’industrie : le « game as a platform ». Ces environnements ne se limitent plus à proposer des jeux définis, mais servent de plateformes sociales et créatives où les joueurs – souvent enfants et adolescents – interagissent, créent et consomment des contenus. Le User Generated Content devient une nouvelle norme monétisée de production de contenus de jeux vidéo.

Les chiffres sont parlants : près d’un tiers des joueurs de moins de 18 ans déclarent pratiquer régulièrement des titres de ce type. Le succès de Roblox, qui a dépassé 100 millions d’utilisateurs actifs quotidiens en 2025, illustre la centralité de ces plateformes dans la socialisation numérique des plus jeunes. 

Le modèle économique suit cette logique. Là où les jeunes adultes privilégient l’achat ponctuel de titres ou les abonnements, le GaaP repose massivement sur la gratuité d’accès et la monétisation par les microtransactions. Les données européennes montrent que 41 % des joueurs ont déjà effectué des achats in-game, un chiffre supérieur à la moyenne générale (27%). Ces dépenses, souvent modestes mais répétées, constituent une source de revenus majeure pour les éditeurs et concurrencent le jeu traditionnel dans le panier moyen du gamer.

Le « game as a platform » n’est donc pas qu’un genre : c’est une porte d’entrée vers l’univers numérique, qui façonne les habitudes culturelles et sociales des plus jeunes. Il combine divertissement, création et sociabilité, et prépare une génération de joueurs qui, en vieillissant, pourra migrer vers le marché « classique » ou continuer à privilégier ces environnements ouverts. Il est aussi porteur de risques notamment la pression publicitaire (16% des joueurs concernés) ou le harcèlement (9%), risques qu’il partage avec le mobile ou le jeu en ligne.

 

Le jeu mobile : un marché désormais dominant

Le jeu mobile occupe aujourd’hui une place prépondérante. Les statistiques européennes confirment que les applications de jeux sur smartphones et tablettes ont connu la plus forte progression en termes d’engagement au cours des dernières années. Cette tendance dépasse largement la catégorie des jeunes : toutes les tranches d’âge utilisent désormais leur téléphone comme support de jeu, même de manière occasionnelle.

Le modèle économique du mobile repose massivement sur le freemium et les microtransactions, à l’image des GaaP. Mais il touche un public beaucoup plus vaste, puisqu’il ne nécessite ni console dédiée ni PC puissant. Ce facteur d’accessibilité explique pourquoi le mobile représente aujourd’hui plus de 50 % des revenus mondiaux du secteur

Cet essor a un impact direct sur les pratiques. D’abord, il banalise le jeu : de nombreux utilisateurs qui ne se définissaient pas comme « gamers » deviennent joueurs réguliers via des sessions courtes sur mobile. Ensuite, il modifie la perception de la valeur : la gratuité d’accès et les achats fractionnés brouillent la frontière entre jeu occasionnel et investissement soutenu. Enfin, il renforce l’importance des réseaux sociaux dans la découverte de nouveaux titres : près d’un tiers des joueurs européens déclarent avoir découvert un jeu via Instagram ou TikTok.

L’omniprésence du jeu mobile interroge aussi la pérennité des autres segments : si les jeunes adultes demeurent fidèles aux blockbusters sur console ou PC, beaucoup complètent désormais leurs sessions par du jeu mobile, qui devient un « deuxième écran » permanent. À l’inverse, pour les plus jeunes, le mobile et le GaaP tendent à se confondre, créant un écosystème numérique global où le jeu est aussi un lieu de socialisation.

Le mobile a un effet de substitution conséquent, en témoignent les chiffres suivant : 

L’âge et les type de jeux 

Les types de jeux préférés des foyers sont dominés par deux grandes familles : d’une part les jeux d’action/stratégie et les jeux compétitifs, joués surtout par les jeunes adultes (36 %), et d’autre part les expériences GaaP, davantage associées aux plus jeunes (30 %)

À mesure que les joueurs avancent en âge, on observe une baisse de la fréquence de jeu, mais pas nécessairement un abandon total. Les trentenaires conservent des habitudes proches de celles des plus jeunes, tandis qu’après 40 ans, la pratique s’oriente davantage vers des formats plus occasionnels. Les enfants, eux, sont socialisés très tôt par ces plateformes ludiques et le mobile, qui servent souvent de « porte d’entrée » dans l’univers vidéoludique.

 

Une industrie structurée par cette triple dynamique

La division entre jeu « classique », « game as a platform » et mobile n’est pas qu’une photographie des pratiques : elle structure aussi le marché. Les éditeurs de AAA continuent de cibler les jeunes adultes avec des productions immersives et compétitives, quand les géants du GaaP misent sur la créativité communautaire et que le mobile, lui, touche un public de masse en capitalisant sur la simplicité d’accès.

Les données montrent d’ailleurs que le genre de jeu reste le critère déterminant dans le choix d’un jeu (42 % des joueurs le placent en premier), loin devant le prix ou même l’aspect social. Cette centralité du genre explique pourquoi l’industrie segmente si fortement ses publics, en adaptant ses modèles économiques aux différentes générations.

 

Conclusion


Le jeu vidéo est aujourd’hui traversé par une triple dynamique. Les jeunes adultes incarnent la continuité du marché classique, avec ses blockbusters et ses consoles. Les plus jeunes investissent massivement les environnements GaaP, espaces créatifs et sociaux. Le mobile, devenu le premier segment en revenus et en nombre d’utilisateurs, a banalisé la pratique vidéoludique au sein de toutes les générations tout en imposant le freemium comme modèle économique.

Les données proposées par les enquêtes de la Commission européenne sont précieuses puisqu’elles se basent sur un échantillon européen, décrivant les contours du marché des consommateurs. Notons que les tendances sont assez proches de celles des études de l’industrie. 

Des études complémentaires sur les pratiques réelles en situation permettraient d’affiner plusieurs points critiques dans la stabilité du marché de la demande. Si les plus jeunes générations découvrent massivement les jeux via les réseaux sociaux, ce sont les influenceurs qui participent de la réception et donc de la construction du goût, selon les codes mêmes des formats des réseaux. Le poids prépondérant des réseaux sociaux va aussi favoriser la politisation grandissante des espaces de discussion, en pleine guerres culturelles. Le test traditionnel avec ses notations semble menacé. 

Côté pouvoirs publics régionaux et nationaux, l’angle mort de la médiatisation des productions est des plus critique. Les budgets actuels ne permettent pas les campagnes influenceurs, et il n’y a que peu d’espaces de mise en avant de l’offre, alors même que la dimension européenne serait appréciée par les joueurs aux revenus les plus importants.

Le changement des cultures de consommation chez les plus jeunes matérialisé par le GaaS et le mobile sont une lame de fond très périlleuse pour l’industrie du AAA à cinq ans. Le débat sur prix des jeux est un débat transitoire, l’in-front payment étant à date doublement lié aux terminaux et aux âges. 

L’essor des assistant IA sera important à traiter dans la prochaine enquête, comme prescripteur dans les recherches des utilisateurs.

Du côté scientifique, les jeux de données sont très intéressants pour travailler les corrélations, mais il serait encore mieux d’avoir les profils des répondants pour affiner par pays, revenus, pratiques – avec tous les enjeux de privacy du consommateur que cela suppose.

Références : 

European Commission: Directorate-General for Communications Networks, Content and Technology, The European media industry outlook – September 2025, Publications Office of the European Union, 2025, https://data.europa.eu/doi/10.2759/0606593

European Commission: Directorate-General for Communications Networks, Content and Technology, Study on audiences, consumer behaviour and preferences relating to the consumption of media content – Final report, Publications Office of the European Union, 2025, https://data.europa.eu/doi/10.2759/5502681